Un monde sous influence
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Qui connaît le Council on Foreign Relations (soit, en français : le conseil des relations étrangères) ou CFR ? Aux Etats-Unis, pas même une personne sur mille. Alors, vous pensez, en Europe !
Pourtant, s’il est un groupe qui a du pouvoir et de l’influence, c’est bien celui-ci. Petit tour dans l’univers fermé de l’élite américaine.
Article paru dans Angles d’Attac, n°43, mars 2003, p.6-7.
Un monde sous influence
Qui connaît le Council on Foreign Relations (soit, en français : le conseil des relations étrangères) ou CFR ? Aux Etats-Unis, pas même une personne sur mille. Alors, vous pensez, en Europe !
Pourtant, s’il est un groupe qui a du pouvoir et de l’influence, c’est bien celui-ci.
Fort de ses 3.600 membres, le CFR accueille une bonne partie de ceux qui établissent, pensent, discutent et finalement décident la politique extérieure américaine. Regardez donc. Cinq présidents depuis la Seconde Guerre mondiale, au moins, font ou ont fait partie du CFR : Eisenhower, Ford, Carter, Bush (père) et Clinton. Tous les secrétaires d’Etat (c’est-à-dire les ministres des Affaires étrangères) depuis 1947 sont membres du CFR. Colin Powell en est donc. Quasiment tous les secrétaires de la Défense (mais il y a un doute pour Rumsfeld), quasiment tous les directeurs de la CIA (mais pas l’actuel George Tenet), quasiment tous les conseillers du président en matière de sécurité nationale (c’est-à-dire la personne qui élabore les orientations stratégiques de la politique étrangère américaine) sont également membres.
Et ceci, pour ne parler que des hommes politiques les plus importants. Car, au CFR, il y a aussi les présidents de grandes multinationales comme Paul Allaire, président de Xerox et ami personnel de Clinton, ou Lee Raymond, le PDG d’ExxonMobil, la plus grande société du monde. Citons également George Soros, le financier spéculateur bien connu.
Il y a des journalistes ou les plus grands stratèges de la diplomatie américaine comme Henry Kissinger (conseiller du président en matière de sécurité nationale entre 1969 et 1975 et secrétaire d’Etat de 1973 à 1977) ou comme Zbigniew Brzezinski (conseiller du président en matière de sécurité nationale de 1977 à 1981).
Le CFR organise régulièrement des comités « indépendants », des « task forces » comme il les appelle, pour réfléchir sur des points particuliers. Les discussions qui s’ensuivent orientent souvent les décisions de la Maison Blanche et des autres départements ministériels. De même, le CFR publie depuis septembre 1922 une revue intitulée Foreign Affairs (Affaires étrangères). Si quelqu’un veut comprendre les motivations de la politique étrangère américaine, ce sont ses articles qu’il doit lire.
Bientôt un siècle d’influence
Le CFR est né officiellement en 1921. En réalité, après la Première Guerre mondiale, des hommes d’affaires se réunissent pour discuter de la position américaine dans le monde. Ils veulent changer la politique traditionnelle des Etats-Unis de l’époque, à savoir l’isolationnisme. Ils soutiennent les projets du président Wilson sur la création d’une Société des Nations (SDN). Mais, surtout, ils sont en relation avec Cecil Rhodes, le financier et l’idéologue de la colonisation britannique en Afrique. Celui-ci aimerait fonder une organisation anglo-saxonne pour dominer l’ensemble de la planète.
Mais les Etats-Unis refusent de signer la convention qui crée la SDN. Les liens avec la Grande-Bretagne deviennent plus lâches. Aussi le groupe d’hommes d’affaires décide-t-il de fonder le CFR. Au sein de celui-ci, la Maison Morgan, la plus puissante banque du pays, est prédominante. Mais la famille Rockefeller, qui a acquis sa fortune dans le pétrole avec la Standard Oil (dont est issu ExxonMobil), va prendre une part de plus en plus importante (1).
En 1939, le CFR va prendre une place prépondérante dans la vie politique américaine. Il va investir le département d’Etat. Il va proposer de composer un groupe d’experts pour étudier la sécurité, l’armement, l’économie et les problèmes territoriaux. Cela va faciliter la collaboration étroite durant les années de guerre.
Après celles-ci, le président Truman va créer le conseil de stratégie psychologique (Psychological Strategy Board). Il est composé du secrétaire d’Etat, de celui de la Défense et du directeur de la CIA, ainsi que de spécialistes venant du CFR. Il est chargé d’étudier les méthodes de guerre psychologique. La fondation Rockefeller finance déjà des analyses sur l’emploi de ces moyens par les nazis.
Le CFR joue un rôle central dans la définition de la politique extérieure américaine de cette période, celle qui servira d’ailleurs jusqu’en 1989. Les protagonistes principaux sont tous membres du CFR. Mais surtout George Kennan, ambassadeur américain à Moscou et membre du CFR, écrit un article en 1947 dans Foreign Affairs pour appeler à une politique d’endiguement des Soviétiques (2) : il faut, selon lui, créer une barrière autour du camp communiste.
De même, le CFR participe à l’élaboration du plan Marshall. Celui-ci est d’ailleurs défini de telle sorte qu’il soit inacceptable pour les gouvernements d’Europe de l’Est, bien que ses termes soient apparemment généreux : la condition est que les Etats-Unis contrôlent l’allocation des fonds. De fait, les régimes de l’Est le refusent. Ainsi, c’est le plan Marshall, et non Yalta, qui divise l’Europe en deux.
Aujourd’hui, l’influence du CFR reste énorme. Le conseil de stratégie psychologique a été officiellement dissous par le président Kennedy en 1961. Mais certains disent qu’il continue de fait, secrètement. Il constituerait dès lors le véritable gouvernement des Etats-Unis (3).
Une importance bien actuelle
Le CFR est très actif. Ses comités « indépendants » publient régulièrement des rapports et ceux-ci conservent une influence cruciale.
Ainsi, la politique extérieure américaine de l’après-guerre froide est régulièrement débattue, notamment dans Foreign Affairs. Plusieurs articles sont devenus déterminants.
Ainsi, celui de Charles Krauthammer, éditorialiste au Washington Post, annonçant dès 1991 l’ère unipolaire, soit le moment où les Etats-Unis n’ont aucun concurrent de leur taille sur la planète, est devenu la référence pour tous les conservateurs (4).
Celui de 1993 de Samuel Huntington, le choc des civilisations, annonce les conflits de Washington avec le monde arabe et musulman (5). Et, même si lui-même défend une politique d’ouverture, il prépare le terrain pour combattre les Etats « voyous » du Moyen-Orient : Irak, Iran, Syrie, Libye et Soudan.
Celui de 1996 de Joseph Nye distingue le pouvoir « hard » de la contrainte du « soft », celui de la diffusion de la culture et de l’information (6). Nye tente, ainsi, de préciser une politique démocrate d’après-guerre froide, basée sur le pouvoir « soft » de la révolution technologique.
A quoi répondra, en 2000, l’article de Condoleeza Rice, l’actuelle conseillère du président en matière de sécurité nationale, en soulignant l’importance que la Maison Blanche doit accorder à défendre les intérêts nationaux des Etats-Unis (7). « Nationaux » veut dire ici les desiderata des grandes multinationales américaines et ceux de l’establishment.
De même, en 1999, le CFR mettra sur pied un comité pour définir la nouvelle architecture des institutions internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale). Celui-ci proposera d’exercer un contrôle préventif des pays du tiers-monde, au lieu d’une intervention a posteriori. Ainsi, un Etat qui refusera les conditions d’une bonne gestion définie par le FMI se verrait à l’avenir refuser les crédits que maintenant il lui accorde s’il est surendetté. C’est une manière d’avoir la mainmise plus forte encore sur le tiers-monde pour les gouvernements occidentaux. Ce sont ces propositions que Lawrence Summers, alors secrétaire au Trésor (ministre des Finances) va imposer à la réunion du FMI et de la Banque mondiale de Prague de septembre 2000.
Le groupe de l’establishment
Le CFR ne décide peut-être pas la politique extérieure américaine, mais il l’influence fortement. Il l’oriente de façon décisive. Car cette politique se discute, s’affine et, dans les débats, les hommes dirigeants se rencontrent, partagent leurs points de vue, se côtoient et finalement en arrivent à se soutenir les uns les autres.
Le CFR est le groupe le plus influent sur l’Etat le plus puissant de la planète. C’est dire son poids. Il représente l’élite américaine. Devenir membre est interdit au commun des mortels. Pour cela, il faut écrire quatre à cinq lettres de recommandation et avoir le soutien d’au moins deux membres du CFR. La classe dominante américaine se coopte donc.
Il est clair que l’existence du CFR et son poids décisif sur la politique étrangère américaine est clairement une perversion de la démocratie. Ce groupe prive le citoyen de son pouvoir réel, car en fin de compte c’est lui et non le citoyen qui décide. Voilà pourquoi le peuple américain n’a pas choisi la guerre en Irak (et bien d’autres choses).
Henri Houben
(1) La Maison Morgan est devenue la Morgan Guaranty Trust. Et celle-ci a fusionné récemment avec la Chase Manhattan Bank, la banque des Rockefeller. (2) L’article est signé X, mais il est bien de la main de George Kennan. (3) On trouve cette thèse sur le site, par ailleurs intéressant, de Contre-CFR (4) Charles Krauthammer, « The Unipolar Moment », Foreign Affairs, n°1, printemps 1991. (5) Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations ? », Foreign Affairs, été 1993. (6) Joseph Nye & William Owens, « America’s Information Edge », Foreign Affairs, mars-avril 1996. (7) Condoleeza Rice, « Promoting the National Interest », Foreign Affairs, janvier-février 2000.
Site Internet du CFR
Site de Foreign Affairs