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Quel avenir pour Attac ? Cette question traverse en ce moment l’association que ce soit en France ou dans les autres pays. Pour pouvoir y donner une réponse sans doute faut-il retracer l’évolution d’Attac jusqu’à aujourd’hui ?
Ce texte a été publié comme éditorial dans Angles d’Attac n°77 d’octobre 2006.
Attac est né d’un éditorial d’Ignacio Ramonet, alors rédacteur en chef du Monde diplomatique, document publié dans ce journal en décembre 1997 et prônant trois mesures fondamentales : une taxe de type Tobin, du nom de l’ancien prix Nobel d’économie, demandant de prélever un impôt léger sur toute transaction sur les devises ; une lutte contre les paradis fiscaux ; et une redistribution des richesses par la fiscalité.
Taxe Tobin, instrument phare de l’association
C’est ce qui a donné l’idée, devant les échos favorables à cet éditorial, de créer une organisation qui défendrait ces points de vue. Dès le départ, l’accent a été mis sur la première revendication. Certains ont estimé que face aux 1.500 milliards de dollars échangés chaque jour sur le marché des devises (aujourd’hui, ce montant est passé à 1.900 milliards), on pouvait récolter avec une taxe faible de 0,1% environ 100 milliards de dollars [1] et, ainsi, entamer le financement d’un programme d’éradication de la pauvreté dans le monde, tel que le proposait le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement).
Mais comment réaliser un tel plan, généreux mais indispensable, face aux inégalités croissantes sur la planète ? D’autant que, dans les échanges de devises, 89% concernent le dollar comme l’une des contreparties [2]. Or, le gouvernement américain, républicain ou démocrate d’ailleurs, est l’un des plus réfractaires aux idées de contrôle des changes, d’aide au développement, de redistribution mondiale des richesses, etc.
Dès lors, Attac s’est rabattue sur « l’Europe », où la taxe de type Tobin pouvait avoir plus de chances de réussir. La zone euro, qui assure 37% des échanges de devises, pouvait être un terrain d’implémentation, à condition d’interdire toute transaction avec un paradis fiscal reconnu (pour éviter l’évasion de capitaux vers ceux-ci). La taxe a été votée en France et en Belgique, sous condition d’être appliquée à l’ensemble de la zone euro. Sans conséquence, car les dix autres pays n’en ont rien fait.
Pour une Europe radicalement différente
Seulement, viser la mesure au niveau européen oblige à s’interroger sur la nature de cette Union européenne. Est-elle un allié potentiel ou un ennemi ? Peut-on exiger l’introduction de cet impôt sans s’intéresser aux autres politiques qui touchent les salariés et les simples citoyens ?
En s’intéressant à « l’Europe », l’association s’est rapidement rendu compte que les dirigeants de l’Union introduisaient sans état d’âme des mesures rejetées par Attac : libéralisation et privatisation dans presque tous les secteurs, démantèlement de la sécurité sociale, déréglementation, liberté totale pour les marchandises et les capitaux, précarisation ou exclusion des travailleurs sous couvert de « flexibilité »… Le grand marché unique de 1986, le traité de Maastricht en 1993, suivi plus récemment par le processus de Lisbonne, la directive Bolkestein sur les services et le traité constitutionnel européen, sont autant d’attaques frontales contre les travailleurs, les chômeurs, les pensionnés…
On ne peut pas penser à la redistribution des richesses à l’échelle planétaire sans s’attacher à défendre et étendre les acquis des citoyens dans son propre pays ou dans sa région (ni inversement d’ailleurs). L’intérêt d’Attac pour « l’Europe » et ses combats contre les grandes orientations de l’Union sont donc un développement judicieux et nécessaire de l’association.
Il n’est nullement question de revenir en arrière, mais au contraire de convaincre les différentes composantes du mouvement social et citoyen de l’importance de cette perspective.
L’Europe des services publics
S’il est une lutte prioritaire dans « l’Europe » d’aujourd’hui, c’est celle des services publics. Evidemment, la notion est galvaudée. La Commission européenne a introduit le concept de services (économiques) d’intérêt général pour pouvoir affirmer que ceux-ci peuvent être le mieux assurés, sauf exceptions, par le marché, c’est-à-dire par les entreprises privées.
Il faut donc être clair : un service public est un secteur dans lequel la production et la distribution sont réalisées par une entreprise à capitaux publics qui a, pour ce faire, un monopole. Cela permet à celle-ci, du moins théoriquement, de garantir à toutes et à tous l’accès à ce service à un prix modique (ou même gratuitement), indépendamment du lieu où l’on se trouve. Ainsi, le prix de l’électricité doit être le même qu’on soit au cœur de la capitale ou isolé en montagne.
Il y a ainsi plusieurs secteurs qui devraient être ou rester incontestablement publics parce qu’ils sont d’une importance essentielle pour les gens : le transport, la finance, l’énergie, la poste, l’eau, les soins de santé, l’enseignement… Le but n’est pas ici de dresser une liste exhaustive.
Mais c’est une orientation radicalement opposée à ce que poursuivent les instances européennes : libéralisation, déréglementation, privatisation tout azimut. Avec des conséquences sociales dramatiques : le consommateur est obligé de payer le service au prix coûtant, donc parfois beaucoup plus cher ; le salarié est soumis aux conditions de travail les plus difficiles : flexibilité, intensification, stress, voire précarisation. Sans compter que la sécurité sociale en ressent les contrecoups par le biais de la privatisation des pensions et la transformation du principe d’assurance collective à celui d’assistance individuelle, accordée à « ceux qui en ont le plus besoin ». De cette façon, ces derniers reçoivent juste de quoi survivre et les autres sont poussés à cotiser séparément pour avoir l’obtention de services, les plus riches pouvant s’en octroyer les meilleures parts.
« L’Europe des services publics » n’est donc pas un combat pour savoir qui contrôle l’entreprise, mais pour définir à qui sert l’économie : aux dirigeants et actionnaires de Suez, de la Deutsche Post (qui a racheté DHL), de Fortis ou aux simples citoyens.
Par le passé, les entreprises publiques n’ont pas toujours eu bonne presse. Et pour cause : elles étaient gérées comme des firmes privées. Quand le gouvernement nomme un président de la SNCB comme Karel Vinck, ancien directeur de Bekaert, de la Société Générale de Belgique (et actuellement président d’Umicore), on ne peut pas s’attendre à ce qu’il s’attache à la baisse du prix des billets de chemins de fer, mais plutôt à la rentabilité de l’entreprise. Quand ce même gouvernement, à l’instigation des autorités européennes, exige des sociétés publiques qu’elles soient bénéficiaires, de sorte à ne plus recevoir de « subsides », comment s’étonner qu’elles ne puissent plus garantir l’accès convenable à toutes et à tous ?
« L’Europe des services publics » doit donc incorporer à la fois l’orientation explicite et officielle de « services au public » et le contrôle direct par les travailleurs et les citoyens. Il faut que les syndicats soient associés au processus pour que l’amélioration des conditions de travail et de l’emploi soient au centre des préoccupations des dirigeants du secteur public. De même, des associations de consommateurs doivent être représentées pour traduire les besoins des gens pour le service et que ce soit un moteur de progrès technique, économique et social. De ce fait, « l’Europe des services publics » doit être aussi l’occasion d’un apprentissage citoyen à la démocratie directe.
On pourrait aussi rétorquer qu’il n’y a pas d’institutions européennes capables de gérer les services publics actuellement. Mais ceci représente surtout la volonté partagée par tous les responsables européens, qu’ils soient libéraux, chrétiens démocrates, sociaux-démocrates ou autres, de construire une « Europe » du marché libre, c’est-à-dire de la grande entreprise privée. S’il n’y a pas d’instances à l’échelle européenne pour administrer des firmes publiques européennes, rien n’empêche de créer celles-ci à partir des différentes firmes publiques nationales. Le TGV pourrait être l’émanation des sociétés de chemins de fer publiques de Belgique, de France, d’Allemagne, etc.
Programme fiscal pour l’Europe
Si on veut développer les services publics, ceci coûte, surtout s’ils remplissent leur mission d’accès libre et convenable à toutes et à tous. Il faut trouver le financement non plus dans les hausses des tarifs ou l’abandon des départements non ou moins rentables. Il doit être assuré par une autre fiscalité. Ce qui permet de revenir au projet initial d’Attac : une redistribution des richesses au travers de changements dans la perception des impôts.
Si on laisse la taxe Tobin pour le développement planétaire, si on élimine les mesures qui accentuent la fiscalité indirecte, injustes puisqu’elles frappent indistinctement les gens quels que soient leurs revenus, il reste quatre grandes pistes.
Premièrement, il y a la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale. Ne faudrait-il pas renforcer les équipes qui s’occupent de celles-ci ? Et les orchestrer à l’échelle européenne pour qu’elles puissent résoudre efficacement les affaires de transfert de capitaux et les fuites devant l’impôt de la part de ceux qui en ont les moyens ?
En deuxième lieu, il faudrait revenir sur les différentes réformes fiscales qui ont allégé la progressivité de l’impôt sur les personnes physiques dans les différents pays européens. Cela permet à ceux qui sont plus fortunés de payer moins à la collectivité. Pourquoi ? Car cela signifie que soit les autres doivent financer davantage ou que des services souvent sociaux ne soient plus assurés. Au contraire, il faut une progressivité plus forte et l’évasion de capitaux qu’elle peut entraîner doit être contrôlée par la lutte contre la fraude à l’échelle européenne.
Troisièmement, il s’agirait d’introduire un taux unique d’impôt sur les bénéfices des entreprises en « Europe » : 40%. Actuellement, c’est la concurrence fiscale : chaque pays fait ce qu’il veut et abaisse les taux pour attirer les investissements chez lui. Ainsi, l’Allemagne a réduit et unifié ses taux qui allaient de 30 à 45% suivant les régimes de distribution des profits à 25% en 2000. La Belgique a suivi en ramenant les siens de 39 à 33%. En conséquence, les firmes privées paient de moins en moins, malgré des bénéfices en forte hausse.
Enfin, il faudrait introduire un impôt européen sur les fortunes, par exemple de 2% sur les patrimoines financiers de plus de 500.000 euros. Actuellement, une telle taxe existe en France. Mais pas en Belgique. Cela a pour conséquence que les dirigeants français fuient chez leur voisin du Nord. Une partie de la famille Halley, propriétaire de Carrefour, habite Bruxelles. Les Mulliez, patrons d’Auchan, autre géant de la distribution, ont investi Néchin dans le Hainaut. On estime à 2.000 le nombre de Français dont la fortune dépasse les 10 millions d’euros et qui sont établis en Belgique. Ce qui pousse le prix des immeubles vers le haut et aggrave la crise du logement notamment à Bruxelles. Un rapport du Sénat français estime à 83,3 millions d’euros sur six ans le manque de revenus fiscaux dus à ces fuites [3]. Au lieu de cette concurrence qui se réalise au détriment des simples citoyens, pourquoi ne pas imposer à l’échelon européen un impôt sur la fortune ? Il y aurait en Europe 2,6 millions de gens qui disposeraient d’un patrimoine financier personnel de plus de 800.000 euros. Ensemble, ils détiendraient environ 11.000 milliards d’euros [4]. Les taxer à 2% permettrait d’obtenir plus de 200 milliards d’euros, pour autant qu’on puisse lutter efficacement contre l’évasion et la fraude de capitaux.
Le développement des services publics, une autre redistribution des richesses par la fiscalité, le maintien des principes de la sécurité sociale, la solidarité avec le tiers-monde et les politiques alternatives doivent être au centre de notre combat pour une « Europe » radicalement différente. Mais c’est une bataille de tous les instants qui demandent des énergies et des forces de plus en plus nombreuses. Rejoignez-nous dans cette lutte.
Henri Houben
Petit lexique
Le grand marché unique a été introduit en 1985 par la Commission Delors afin de relancer la construction européenne dans un sens favorable aux grandes entreprises. Il s’agit d’éliminer tous les obstacles à la liberté de circulation des marchandises et des capitaux au sein de l’Europe.
Le traité de Maastricht, conclu en 1991, établit un principe pour réaliser l’unification monétaire, à savoir le pacte de stabilité. Celui-ci comprend quatre grands aspects : pas de déficit budgétaire dépassant les 3% du PIB ; pas de dette publique au-delà de 60% du PIB ; convergence des taux d’inflation vers les plus bas d’Europe ; convergence des taux d’intérêt vers le bas. Ils sont toujours d’application.
Le processus de Lisbonne a été engagé au sommet européen de mars 2000 pour faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde pour 2010. Cela implique un vaste programme basé sur flexibilisation de la main-d’œuvre, la privatisation de secteurs comme les télécoms, la poste, l’énergie et les transports, la marchandisation de l’enseignement, etc.
La directive Bolkestein porte sur la libéralisation totale du secteur tertiaire, avec la possibilité pour une firme d’investir dans un autre pays sous les conditions sociales et administratives du pays d’origine de cette entreprise (clause dite du pays d’origine). Elle a été votée en février 2006, mais sans cette dernière clause. En réalité, le nouveau texte n’interdit pas l’interprétation du « pays d’origine ». Elle laisse le flou en la matière, ce qui permet de nouvelles attaques de la part des autorités européennes.
Le traité constitutionnel européen était un accord censé remplacé celui conclu à Nice en décembre 2000, mais avec un contenu social aussi désastreux. Il gravait dans le marbre un certain nombre de principes libéraux comme l’économie de marché ou la concurrence libre et non faussée. Rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas, il est, pour l’instant, au frigo.
[1] Avec la taxe, les montants d’échange de devises baisseraient. De même, il sera difficile, malgré les luttes contre la fraude et l’évasion fiscale, de prendre en compte tous les montants en jeu. D’où cette estimation faible de 100 milliards de dollars.
[2] L’échange de devises implique toujours l’échange d’une devise contre une autre. Dans 89% des cas relevés officiellement, l’une de deux est le dollar (Bank for International Settlements, Triennal Central Bank Survey, mars 2005, p.9 Triennal Central Bank Survey.). On comprendra que le total des pourcentages s’élève à 200% (puisqu’il y a 100% d’échanges pour deux devises différentes chaque fois impliquées).
[3] Philippe Marini, L’impôt de solidarité sur la fortune : éléments d’analyse économique pour une réforme de la fiscalité patrimoniale, Sénat français, Rapport d’information n°351, 16 juin 2004 Rapport du Sénat 2004
[4] Capgemini & Merrill Lynch, World Wealth Report 2006, p.3 World Wealth Report 2006.