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Analyse de la Communication de la Commission européenne à propos de la "flexicurité"

Le droit européen du travail remplacé par le saut à l’élastique

par Henri

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Chambardement dans le code routier. Le nouveau maître mot est « flexicurité ». Aujourd’hui, les campagnes de sécurité routière se concentrent sur le respect des règles (de plus en plus strictes) et la protection des vies humaines, en particulier des plus faibles (enfants, cyclistes, piétons). Avec la « flexicurité » par contre, il s’agira de favoriser davantage les trajectoires individuelles de chaque véhicule. Finis les limitations de vitesse, les priorités de droite, le respect des panneaux de signalisation. Ceux qui veulent aller vite doivent pouvoir le faire !

Il faut donc assurer la protection d’une autre manière. Des cours seront dispensés par les pouvoirs publics et un suivi sera organisé pour chaque automobiliste. La sécurité sera désormais garantie par la capacité de chacun à conduire convenablement et à pouvoir circuler dans ce nouvel environnement. Des ambulances seront installées aux grands carrefours pour apporter rapidement une aide aux éventuels accidentés.


Evidemment, ce programme paraît absurde. On n’imagine pas qu’un gouvernement puisse aller dans un tel sens et jouer ainsi avec la vie des gens, alors que tout le monde sait que la circulation routière est une des causes les plus importantes de mortalité dans la population.

Pourtant, ce qui est insensé au niveau de la sécurité routière semble tout à fait acceptable en ce qui concerne l’emploi. En effet, les projets des dirigeants européens résident dans la promotion de la « flexicurité » dans le droit du travail de tous les Etats membres de l’Union. Bien sûr, les effets d’un tel chambardement ne seront pas aussi spectaculaires et dramatiques que des accidents de la route. Mais n’oublions pas qu’on porte ainsi atteinte au statut qui permet à la majorité de la population d’avoir des revenus, donc de vivre. Par ailleurs, l’existence même des protections collectives, donc des syndicats dans leur rôle essentiel, est directement menacée par ce nouveau projet. En particulier, l’objectif de la Commission européenne est de grandement faciliter les restructurations d’entreprises. Dégraissages massifs, désinvestissements, délocalisations risquent de se multiplier.

Flexicurité : mode d’emploi

Depuis de nombreuses années, les responsables européens et les « spécialistes » de l’emploi inventent de nouveaux termes, souvent des néologismes, pour décrire les situations du marché du travail. La dernière en date : la flexicurité, conjonction des notions de flexibilité et de sécurité. De quoi s’agit-il ?

La Commission européenne, maître d’œuvre en la matière, présente le nouveau concept dans sa récente communication : « La flexicurité peut être définie comme une stratégie intégrée visant à améliorer simultanément flexibilité et la sécurité sur le marché du travail » . [1]

« La flexibilité, d’une part, c’est réussir les changements (les « transitions ») dans la vie : entre le système éducatif et le monde du travail, entre les emplois, entre le chômage ou l’inactivité et le travail, entre le travail et la retraite » . La Commission ajoute : « La sécurité, d’autre part, représente bien plus que l’assurance de garder son emploi. Il s’agit de donner aux individus les compétences qui leur permettent de progresser dans leur vie professionnelle et de les aider à trouver un nouvel emploi. Il s’agit aussi de leur donner des indemnités de chômage adaptées pour faciliter les transitions. Enfin, cela inclut aussi des possibilités de formation pour tous les travailleurs (en particulier peu qualifiés et plus âgés). » [2]

En fait, dans l’argumentation des dirigeants européens, la flexibilité se justifie par l’existence de la mondialisation capitaliste actuelle : pour être compétitive, l’entreprise doit pouvoir s’adapter rapidement aux changements du marché ; ce qui a pour conséquence de modifier le nombre des effectifs et de changer le travail à la fois sur le plan quantitatif et qualitatif. De ce fait, cela heurte de plein fouet la possibilité pour les salariés de garder leur poste et affecte leur sécurité d’emploi. D’où les propositions des responsables européens de transformer cette protection au niveau non plus des postes ou statuts mêmes, mais plutôt au niveau de la capacité de trouver un autre emploi, lorsque le travailleur perd celui qu’il occupe.

Ce n’est guère une nouveauté, car cette « nouvelle sécurité » est appelée « employabilité » depuis l’origine de la stratégie européenne de l’emploi, c’est-à-dire dès 1997. La différence est que celle-ci devient de la responsabilité exclusive du salarié. La volonté des autorités européennes est d’encadrer cette situation : les travailleurs sont incités à être « employables » par les différentes structures étatiques (agences de l’emploi, formation organisée, etc.) et c’est pour cela aussi que les dirigeants de l’Union veulent introduire des modifications dans le droit du travail.

Mais cette présentation est celle des autorités. Peut-on en rester là ? Poser la question, c’est déjà répondre par la négative.

Renforcer la stratégie de Lisbonne

On ne peut comprendre les initiatives récentes de la Commission européenne sans les situer dans le cadre du processus de Lisbonne. D’ailleurs, les documents prônant les changements en matière du droit du travail s’y réfèrent explicitement.

Rappelons que le processus ou stratégie de Lisbonne est issu des conclusions de la présidence portugaise de l’Union européenne, après le sommet européen de mars 2000. Cette réunion des chefs d’Etat et de gouvernement, poussés par les milieux patronaux [3], a défini un projet stratégique pour l’Union au cours de la décennie présente : faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » pour 2010.

Pour ce faire, il a établi un indicateur central en matière sociale : le taux d’emploi, qui rapporte le nombre d’actifs, c’est-à-dire tous ceux qui travaillent au moins une heure par semaine, sur la population âgée de 15 à 64 ans. On pourrait croire cette décision favorable aux salariés. Il n’en est rien, car l’objectif, sinon affiché au moins mis en pratique, est moins de réduire le chômage que d’augmenter l’offre de travail, soit le nombre de candidats par poste « offert » par les entreprises.

Or, ceci est à l’avantage des firmes. S’il y a davantage de postulants, les compagnies pourront plus aisément imposer leurs conditions : des salaires maintenus à la baisse, une précarité plus grande, des horaires allongés ou répartis dans le temps en fonction des besoins des sociétés... D’où toute une série de mesures d’accompagnement qui vont dans le même sens : politique d’activation des chômeurs, avec sanctions à la clé, pour les amener à présenter leur candidature partout, même quand ils n’ont aucune chance ou quand l’emploi ne correspond pas à leurs compétences ; développement des agences d’intérim ; suppression des statuts (celui de la fonction publique ou celui d’employé, par exemple) pour décloisonner au maximum le marché du travail ; etc.

Seulement, ces dispositions suscitent une résistance sociale, qui se traduit par des ralentissements au niveau des Etats. C’est ce que mettent en exergue les organisations patronales. Ainsi, le baron Ernest-Antoine Seillière, président du holding de l’ancienne famille qui a fait fortune dans l’acier, de Wendel, ex-président du Medef, le patronat français, et actuel président de l’UNICE, la confédération européenne patronale devenue depuis peu Business Europe, déclare : « Bon nombre de décideurs politiques européens sont conscients que des régulations du travail dépassées et inutilement rigides freinent les activités économiques et ralentissent la croissance de la productivité. La plupart des gens sont d’accord qu’une taxation élevée du travail et un manque de mobilité accroissent les coûts d’ajustement liés à la globalisation et aux innovations technologiques. Beaucoup même reconnaissent, en théorie, que les heures ouvrées par personne baissent dangereusement face au problème démographique du vieillissement. Malheureusement, ces choses sont beaucoup moins consensuelles lorsqu’il convient de tirer les conséquences des analyses et de décider les réformes au niveau des Etats membres. La peur de l’opinion publique et de la résistance syndicale, particulièrement dans les grands pays de l’Union, ralentissent considérablement les mesures nécessaires ». [4]

Et, de fait, des mouvements sociaux sont nés dans plusieurs pays comme en Italie, en Allemagne, en France et en Belgique, à propos de l’allongement de la carrière et de la fin des retraites anticipées. En Allemagne, les mesures Hartz IV [5], qui ont pour but la flexibilisation du marché du travail, ont vu naître des oppositions dans la population. La tentative du gouvernement français de Villepin d’introduire le contrat de première embauche (CPE), permettant aux firmes de licencier un jeune sans justificatif durant une période de deux ans, a dû être arrêtée, sous la pression des manifestations des salariés, chômeurs, jeunes...

Donc l’objectif des dirigeants est de briser cette résistance et les dispositions prises dans le cadre de la flexicurité ont bel et bien ce but. Le moyen est d’essayer d’amadouer les organisations syndicales, à commencer par leurs dirigeants, parce qu’elles sont les principales forces de mobilisation populaire, ayant souvent le plus grand nombre d’adhérents et pouvant arrêter, en partie ou en totalité, le processus de production.

C’est pourquoi les responsables européens avancent cette idée de flexicurité, qui combinerait à la flexibilité exigée par les entreprises une certaine protection sociale pour compenser les effets de la dérégulation du marché de l’emploi. C’est pourquoi ils promeuvent l’exemple non de la Grande-Bretagne, trop libérale pour les syndicats, mais du Danemark, où environ 30% des gens changent d’employeurs chaque année, et les Pays-Bas, où trois femmes sur quatre travaillent à temps partiel. Argument supplémentaire : ces deux « modèles » ont été adoptés avec l’accord des organisations syndicales.

C’est pourquoi aussi la Commission procède d’abord par la publication d’un livre vert sur la modernisation du droit du travail, destiné à ouvrir une discussion au moins avec la « société civile » (en fait, surtout ses représentants officiels). Et le but serait d’arriver à un livre blanc, qui aurait alors des aspects plus contraignants. A ce stade, pour préparer un tel document et pour synthétiser le débat mené à partir du livre vert, la Commission a rédigé une Communication intitulée « Vers des principes communs de flexicurité : Des emplois plus nombreux et de meilleure qualité en combinant flexibilité et sécurité ». [6]

C’est pourquoi enfin, les commissaires européens se sont déplacés au dernier congrès de la CES, la confédération européenne des syndicats, à Séville, du 21 au 24 mai 2007. A côté du président Barroso, le commissaire chargé de l’Emploi et des Affaires sociales, Vladimir Spidla, est venu vanter les mérites de la flexicurité.

Il n’est pas sûr que cela suffira, car les modifications proposées par le livre vert sur la modernisation du travail et le récente Communication ont une portée bien plus large et bien plus profonde que ce que les dirigeants européens veulent avouer. On peut affirmer que le démantèlement social sera au moins aussi grave que si la directive
Bolkestein (sur les services) avait été adoptée dans sa version initiale.

La flexibilité salariale devient la règle

Le premier chambardement concerne l’application des droits sociaux fondamentaux. Ceux-ci ont été établis par la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, signée notamment par les pays européens (voir annexe ci-dessous). Ils comprennent pour chaque personne le droit d’avoir un travail, celui d’avoir une rémunération lui permettant de vivre et, enfin, celui d’avoir une allocation de remplacement s’il ne peut travailler.

Or, la stratégie européenne pour l’emploi, mise en place depuis 1997, insiste sur la notion d’employabilité, c’est-à-dire la capacité pour un salarié de trouver un autre poste s’il perd celui qu’il occupe. C’est en ce sens que la politique d’activation des chômeurs a été introduite pour que ceux-ci se trouvent, en théorie, en mesure d’être pleinement adaptés pour les emplois proposés par les entreprises et pour que celles-ci puissent sélectionner le meilleur candidat. C’est dans ce cadre aussi que les formations sont développées pour que les futurs salariés aient les compétences demandées par les firmes.

Et la Commission, avec l’aide des autres dirigeants européens (y compris les chefs des Etats membres), veut ériger ces principes déjà en application en règle absolue, ce qui transparaît aussi bien du livre vert que de la Communication, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de les introduire dans le droit du travail. Comme l’écrivent les auteurs de la carte blanche dans Le Soir : « on met de l’ordre dans le fatras de la flexibilité en faisant de celle-ci la nouvelle norme, la nouvelle logique, unique, qui régirait le contrat de travail » [7].

Mais cela veut dire la fin de fait des trois droits énoncés dans la Déclaration universelle. Pourquoi ? D’abord, parce que les droits avancés le sont indépendamment des conditions économiques. De toute façon, les gens ont droit à pouvoir travailler et, s’ils ne le peuvent, ils doivent avoir un revenu qui permette de vivre. Voilà la sécurité établie par tous les pays signataires au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les instances européennes, au contraire, conditionnent ces droits aux besoins des entreprises. Ce n’est que si celles-ci peuvent l’accorder que les salariés pourront bénéficier d’emplois, de revenus, etc. Mais si elles ne le peuvent, parce que c’est la crise économique ou parce que, malgré tout, elles perdent la bataille de la compétitivité...

En second lieu, les autorités européennes ajoutent une nouvelle responsabilité aux travailleurs. Elles précisent : « s’il y a des droits, il y a aussi des devoirs ». Et ces devoirs, de plus en plus nombreux, sont d’être employables, c’est-à-dire d’accepter les formations proposées, de prendre les candidatures avancées, de chercher perpétuellement soi-même de nouvelles embauches éventuelles, peu importe les chances qu’on a d’être effectivement repris... Sinon, ce sont les sanctions, c’est-à-dire la perte des droits. En outre, les chômeurs sont tenus pour coupables, seuls responsables de leur situation. Or, la Déclaration universelle n’émet aucune condition de la sorte : « tout être a droit à l’emploi et au revenu ; il doit pouvoir participer à la vie économique et sociale ; il doit pouvoir vivre ». Ceci est remis en cause par les politiques européennes de l’emploi. Selon celles-ci, il faut passer par les exigences venant des autorités (et des entreprises). Si ce n’est pas le cas, c’est la sanction : donc privation de revenus et passage à une situation de dénuement économique où l’on ne peut plus que végéter.

L’individu au détriment de tout le reste

L’orientation prise par la Commission, en cela soutenue sans réserve par les organisations patronales, est de changer le droit du travail pour imposer une vue strictement individuelle. De fait, on privilégie la trajectoire personnelle des salariés. La sécurité proposée par les instances européennes est que chacun puisse s’en sortir seul sur le marché du travail. Mais c’est clairement au détriment de la réponse collective, commune, organisée. Ainsi, chacun doit faire face aux entreprises de façon isolée, ce qui le rend plus vulnérable, car ce sont les firmes qui choisissent qui sera engagé et qui va partir, le cas échéant. En réalité donc, la direction adopte par les autorités européennes n’est pas du tout innocente.

Cette perspective est d’ailleurs constatée et critiquée par la CES. Dans son analyse du livre vert, elle souligne : « L’accent porte principalement sur le champ d’application personnel du droit du travail et non sur les questions de droit du travail collectif » . Elle en précise les raisons : « Le travailleur (dans une relation de travail subordonnée), lorsqu’il conclut un contrat de travail se trouve dans un rapport de force inégal par rapport à son employeur, et donc a besoin d’être protégé pour ne pas avoir à accepter des conditions de travail désavantageuses, parce que refuser ces conditions mettrait en péril son emploi ». [8]

Il n’est nullement étonnant de retrouver ici le syndicat en opposition, car son avenir est en jeu. En effet, sa fonction première et essentielle est de représenter ce collectif de travailleurs face à un patron, pour rééquilibrer le rapport de forces défavorable établi dans le contrat de travail. Toute l’orientation impulsée par la Commission, que ce soit dans la question de l’employabilité ou de la flexicurité, est de privilégier l’aspect individuel. Cela signifie : au détriment des organisations syndicales en tant que telles. Les commissaires et les chefs d’Etat membre peuvent affirmer ou réaffirmer le rôle central de la concertation sociale ou l’importance de l‘existence des associations de travailleurs. Dans les faits, ils les mettent quasiment hors-jeu.

Cette option est mieux avouée dans des cercles plus ultralibéraux, mais influents. Ainsi, The Lisbon Council (le conseil de Lisbonne) est un petit groupe de « personnalités » qui veulent promouvoir et voir appliquer les mesures issues du processus de Lisbonne. Soutenu par des fonds patronaux et américains, il bénéficie d’une aura grandissante, puisque Koert Debeuf, ancien conseiller politique du Premier ministre belge Guy Verhofstadt, fait partie de son conseil d’administration et que, lors de conférences tenues par cet organisme, viennent officiellement comme orateurs le président de la Commission, José Manuel Barroso, Wim Kok, l’auteur de plusieurs rapports officiels sur le processus de Lisbonne et ancien Premier ministre des Pays-Bas, Guy Verhofstadt lui-même, Poul Nyrup Rasmussen, ancien Premier ministre danois et initiateur de la flexicurité dans son pays, ainsi que des représentants de l’OCDE [9].

Partisan forcené des changements dans le droit du travail en faveur des entreprises, The Lisbon Council écrit dans son manifeste : « Les syndicats représentent de moins en moins de travailleurs et les associations patronales représentent par définition une fraction minime de la population globale. Ainsi, les personnes ne faisant partie ni de syndicats ni d’associations patronales, à savoir la majorité des Européens, ne peuvent faire entendre leur voix sur des questions pourtant capitales pour leur avenir ». [10] Sa directrice Ann Mettler enchaîne dans une revue officielle de l’Union : « En même temps, les gouvernements doivent assurer que d’autres voix, plus modérées et pragmatiques, soient encouragées à s’organiser et soient inclues dans le processus consultatif ». [11]

De fait, c’est déjà ce qui se passe dans les cercles européens : les syndicats n’y ont pas la place dont ils disposent dans la plupart des pays européens. Lors d’une conférence organisée par l’Union, il n’est pas rare qu’il y ait pléthore de représentants patronaux pour un ou deux membres de la CES. Même chose pour les « task forces » ou « groupes de haut niveau » qui dressent souvent un tableau préalable de la situation avant que la Commission initie un projet législatif : ils sont composés à majorité de délégués des grandes firmes avec souvent deux ou trois représentants de la « société civile » dont un seul du syndicat. Ainsi, dans CARS 21, le groupe chargé d’établir avec Günther Verheugen la réglementation européenne en matière de régulation automobile, il y a sept représentants officiels de l’industrie contre trois délégués de la société civile, dont un membre de la CES [12]. La task force chargée d’évaluer la compétitivité des technologies de l’information et de la communication et mise en place en juin 2006 est composée de 17 patrons de firmes diverses et de deux syndicalistes [13] .

Le livre vert et la Communication de la Commission accentuent encore ce déséquilibre : maintenant ce sont les syndicats et leur fonction première et essentielle qui sont menacés. Avec pour conséquence l’affaiblissement de tous les salariés et le renforcement du pouvoir des multinationales.

Un chèque en blanc pour les entreprises

La plus grande nouveauté des propositions de la Commission sur le droit du travail concerne la gestion des restructurations. Les autorités veulent abaisser, voire supprimer, le coût des licenciements pour les employeurs.

Dans le livre vert, les autorités européennes énoncent cet avis de façon encore relativement prudente : « L’adoption d’une approche du travail « tout au long de la vie » peut nécessiter de placer l’accent moins sur le souci de protéger des emplois particuliers que sur la mise en place d’un cadre d’appui garantissant la sécurité dans l’emploi, y compris une aide sociale et des mesures actives de soutien aux travailleurs pendant les périodes de transition. » [14] Pour appuyer leurs propos, elles donnent l’exemple de l’Autriche, où en 2003 une nouvelle législation permet aux employeurs de ne plus payer d’indemnités de licenciement mais de verser régulièrement à un fonds qui verse des primes à ceux qui perdent leur poste.

Cette orientation est accentuée dans la Communication de fin juin 2007 : « Alors que certains travailleurs connaissent une flexibilité élevée et une sécurité réduite, d’autres travaillent selon des modalités contractuelles qui découragent ou retardent les transferts. C’est notamment le cas de toute législation stricte de protection de l’emploi contre les licenciements économiques. Selon des analyses, une législation stricte de protection de l’emploi réduit certes le nombre de licenciements, mais aussi le taux de réintégration dans le marché du travail après une période de chômage. Lorsqu’elles décident de recruter du personnel nouveau, les entreprises prennent en considération la probabilité d’avoir à supporter plus tard des coûts élevés de licenciement. » [15] De nouveau, l’exemple autrichien est développé en long et en large pour justifier cette optique.

C’est un point sur lequel la CES a bien compris l’enjeu de la discussion et sur lequel elle marque, à juste titre, son profond désaccord. Dans sa réaction au livre vert, elle note par exemple : « Réduire la protection contre le licenciement creusera le fossé des inégalités et entraînera une augmentation du nombre d’exclus, tout en étant néfaste pour la performance économique en termes de consommation et de productivité du travail » . Elle ajoute de façon judicieuse : « C’est précisément le fait que les travailleurs à durée déterminée ou précaires ne sont pas protégés de manière identique qui est mentionné par nombre d’affiliés de la CES comme la raison pour laquelle ces travailleurs sont plus facilement exploitables, pour laquelle le nombre d’adhésion aux syndicats décline et pour laquelle il existe des difficultés de représentation des intérêts de ces travailleurs » . Elle conclut : « même s’il est vrai que des groupes vulnérables de travailleurs supportent un fardeau encore plus lourd, ce qui est, à nos yeux, particulièrement problématique et devra bien sûr être traité, il est illogique d’attendre qu’une baisse du niveau de protection des travailleurs « standards » restaurera l’équilibre » . [16]

La CES a parfaitement raison. Mais il existe un autre problème dans les objectifs des autorités européennes : l’abaissement ou même l’élimination des coûts de licenciement pour les entreprises donne un chèque en blanc à leurs directions pour restructurer, investir, désinvestir, délocaliser comme cela leur chante.

C’est en fait toute l’orientation développée par le groupe d’ « experts » qui s’occupent au sein de la DG Emploi [17] de la Commission des restructurations. Ceux-ci ont déterminé que, lorsqu’il y avait une décision de rationaliser la production, voire de fermer un ou plusieurs sites (ou filiales), il fallait non pas demander des comptes à la direction de la firme, ni lui mettre des bâtons dans les roues, mais plutôt axer l’effort vers le reclassement des travailleurs menacés. Dans les faits, c’est avaliser tout ce qui est conclu par les conseils d’administration.

C’est pourquoi, suivant cette nouvelle approche, lorsque Volkswagen a fait savoir son intention de réduire le personnel de l’usine de Forest de 3.000 salariés, les autorités belges ont immédiatement réagi non pour condamner ou empêcher la volonté de la direction allemande, mais pour trouver des solutions pour les ouvriers qui allaient perdre leur poste. La première réaction de la Région Bruxelloise, chargée de l’affaire, a été effectivement la suivante : « Le Ministre-Président du Gouvernement bruxellois et le Ministre de l’Economie et de l’Emploi (…) invitent toutefois les différentes parties intéressées à la négociation du plan social à maintenir le fil d’un dialogue permettant de conclure un plan social acceptable pour les ouvriers et employés de VW Forest laissés sur le carreau et d’entretenir des relations de travail au sein de l’entreprise permettant de maintenir, voire développer, une activité sur le site forestois dans les années à venir ». [18] Il ne s’agit donc pas de se battre pour le maintien de la totalité des emplois, mais de trouver d’autres postes pour les futurs licenciés, et de sauvegarder les emplois restants.

Même écho au sein du gouvernement national. Le Premier ministre, Guy Verhofstadt, avance : « Nous devons veiller par ailleurs à ce que chaque chômeur retrouve le plus rapidement possible un nouvel emploi » [19]. Le ministre de l’Emploi, Peter Vanvelthoven, précise : « Aider les travailleurs licenciés de Forest à retrouver le plus rapidement un emploi doit constituer notre priorité » [20]. D’où les propositions de la SNCB (entreprise publique, rappelons-le), annoncées très rapidement, de reprendre 600 travailleurs de VW – mais cela se fait au détriment des chômeurs, la SNCB ne créant pas des emplois supplémentaires spécifiquement pour VW.

Ce sont les travailleurs et les organisations syndicales de l’usine qui ont, par l’occupation du site et leurs actions multiples, pu obtenir des primes de licenciement élevées. Ce qui a permis de ne pas se limiter à cette politique de reclassement.

Néanmoins, la nouvelle conception développée au niveau de l’Union européenne est d’accorder toute liberté de décision aux chefs d’entreprise. Devant le parlement européen, Günter Verheugen, commissaire européen des entreprises, de l’Industrie et de la Compétitivité, un des quatre vice-présidents de la Commission, a exprimé le plus clairement ce total abandon de toute intervention étatique en la matière : « Les décisions de fermeture ou de délocalisation des entreprises leur appartiennent et aucun Etat, ni l’Union européenne ne peut ni ne doit intervenir dans l’affaire » [21]. Dans sa déclaration, il a ajouté d’ailleurs pour que cela soit clair : « Une politique pour la croissance et l’emploi ne peut être qu’une politique favorable aux entreprises. (…) Nous pouvons cependant faire quelque chose – mener une politique, qui crée les conditions cadres, permet aux entreprises d’exercer leur mission – à savoir croître, investir et créer des emplois. Voilà ce que signifie une politique favorable aux entreprises ». [22]

Ainsi, Günter Verheugen, qui n’est pas membre d’un parti libéral, mais du parti social-démocrate allemand [23], explique que le processus de Lisbonne, dont la nouvelle appellation officielle est « plus de croissance et plus d’emploi », a bien pour objectif de favoriser les entreprises et que tout doit être conduit en ce sens. Le livre vert et la Communication de la Commission en sont la continuation presque naturelle. On peut ajouter d’ailleurs qu’ils reprennent et élargissent même sur ce plan les mesures du CPE, rejetées par la population française : si on supprime les « coûts » de licenciement, tout salarié – et plus uniquement les jeunes - devient éjectable à presque n’importe quel moment.

De l’assurance à l’assistance

Un dernier point à relever dans la nouvelle approche de la Commission est le changement dans les principes de la sécurité sociale. Au lieu de promouvoir un système d’assurance sociale, on en vient progressivement à un régime d’assistance.

Les mécanismes initiaux de la sécurité sociale, conclus après la Seconde guerre mondiale, étaient fondés sur la protection des droits. Si un salarié n’a plus de travail (peu importe les circonstances : qu’il parte à la retraite, prenne des vacances, tombe malade, soit licencié, …), il reçoit une indemnité de remplacement. C’est une assurance de niveau de vie.

Depuis un certain temps, les gouvernements des pays occidentaux – et, aujourd’hui les instances européennes -, précisent d’autres conditions pour recevoir une « aide ». Ils ont ajouté un critère de revenu et de situation familiale. Dans l’activation des chômeurs, ils s’occupent en priorité des personnes peu qualifiées en leur proposant des formations obligatoires. Si elles refusent, c’est la sanction et le passage éventuel vers le régime d’assistance proprement dit. Même chose pour les retraites, en incitant les travailleurs les mieux lotis à souscrire à un système privé par capitalisation, tandis que les autres devront se contenter d’un régime public sous-financé.

De ce point de vue, le livre vert et la Communication de la Commission accentuent cette optique d’assistanat. Le droit du travail n’est plus de garantir à tous un statut, une situation, un poste... Il est de protéger « les plus faibles » (selon le discours officiel). On a donc une nouvelle conception où le « marché » va représenter quasiment le seul cadre juridique encore d’application et où seuls ceux qui ne s’y adaptent pas seront pris en charge par des politiques sociales spécifiques (dont le but d’ailleurs sera de remettre ces personnes sur le « marché »). Certes, il subsistera des emplois dans des services publics et des secteurs non marchands ; mais c’est, néanmoins, dans cette direction que l’Union européenne court.

De la flexicurité à la flexarisation

La flexibilité à outrance est devenue une politique délibérément poursuivie par les entreprises et soutenue par les autorités aussi bien des Etats membres que de l’Union européenne. Cela a engendré une situation sociale où, d’un côté, un nombre de plus en plus restreint de personnes disposent encore de contrats à durée indéterminée. Mais, de l’autre, apparaît une masse de gens n’étant plus engagés que sous des formes temporaires ou à temps partiels ou encore avec des horaires non habituels (la nuit, le week-end, des horaires coupés ou décalés...). Ce sont surtout des jeunes, des femmes, des travailleurs d’origine immigrée, voire des clandestins...

Le marché du travail est donc « à deux vitesses ». Mais, au lieu de s’attaquer à ces statuts « atypiques » pour les régulariser en des emplois stables et sûrs, l’orientation des autorités européennes est, au contraire, de les promouvoir, de les généraliser et, finalement, d’en faire la norme future pour l’Union européenne.

Sur ce plan, le livre vert et la Communication de la Commission constituent un tournant. On ne se contente plus d’encourager la création des postes temporaires, à temps partiel, etc., mais on les généralise, c’est-à-dire que ces emplois « atypiques » deviennent la règle. Or, toutes les études, y compris celles menées par les instances européennes, montrent que ce sont justement les personnes qui occupent ces postes peu stables qui connaissent les difficultés sociales les plus grandes. On peut douter que ce soit en accordant quelques avantages financiers supplémentaires, qui plus est conditionnels, que cette situation va changer radicalement.

Au contraire, la suppression des protections sociales traditionnelles et l’affaiblissement des structures collectives, comme les organisations syndicales, qui permettent la défense des salariés, vont plus que probablement entraîner la généralisation des situations de pauvreté, d’endettement, d’impossibilité de concilier vie professionnelle et familiale... De ce fait, la flexicurité, néologisme formé à partir des termes de flexibilité et de sécurité, va conduire à la flexarisation, c’est-à-dire une flexibilité très grande avec une précarisation tout aussi importante.

Henri Houben

Notes

[1Commission européenne, « Vers des principes communs de flexicurité : Des emplois plus nombreux et de meilleure qualité en combinant flexibilité et sécurité », Communication de la Commission au Conseil, au parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité des région, Bruxelles, le 27 juin 2007, p.5. La Communication de la Commission

[2Commission européenne, op. cit., p.5.

[3Voir sur ce point Henri Houben, « Le chevalier de la Table ronde », Angles d’Attac, juin 2001 : L’article d’Angles d’Attac, et Xavier Dupret, Henri Houben et Erik Rydberg, Capital contre travail. L’offensive sur les salaires, éditions Couleur livres, Bruxelles, 2007.

[4Ernest-Antoine Seillière, « Operation Europe », Conférence annuelle de l’industrie danoise « Mission Possible », 26 septembre 2006, p.6. On peut retrouver ce discours à l’adresse suivante : L’article de Seillière

[5Les réformes des politiques de l’emploi en Allemagne ont été impulsées par Peter Hartz, ancien directeur des ressources humaines de Volkswagen et ami de l’ex-chancelier Gerhard Schröder. Peter Hartz, à la tête d’un groupe d’« experts », a divisé son programme en quatre parties, allant de la promotion du travail à temps partiel, de l’intérim à l’activation des chômeurs. C’est le quatrième volet de ces mesures (suppression des aides aux chômeurs et renforcement du contrôle et de la conditionnalité des allocations) qui a suscité le plus d’opposition populaire. Notons aussi que Peter Hartz est poursuivi par les autorités judiciaires pour corruption et a été licencié de ce fait de Volkswagen.

[6Selon les définitions mêmes des instances européennes : « Les livres verts sont des documents publiés par la Commission européenne dont le but est de stimuler une réflexion au niveau européen sur un sujet particulier. Ils invitent ainsi les parties concernées (organismes et individus) à participer à un processus de consultation et de débat sur la base des propositions qu’ils émettent. Les livres verts sont parfois à l’origine de développements législatifs qui sont alors exposés dans les livres blancs. » Livres verts
« Les livres blancs publiés par la Commission sont des documents contenant des propositions d’action communautaire dans un domaine spécifique. Ils s’inscrivent parfois dans le prolongement de livres verts dont le but est de lancer un processus de consultation au niveau européen. Lorsqu’un livre blanc est accueilli favorablement par le Conseil, il peut alors mener à un programme d’action de l’Union dans le domaine concerné. » Livres blancs

[7Mateo Alaluf, Pierre Galand, Corinne Gobin, Sophie Heine, Henri Houben, Olivier Hubert et Christine Pagnoulle, « Flexicurité : un nouveau mot pour faire avaler de vieilles pilules, de plus en plus amères », Le Soir, 27 juin 2007.

[8CES, « Moderniser et renforcer le droit de travail pour relever les défis du XXIème siècle. Annexe », Consultation des partenaires sociaux européens sur le livre vert de la Commission européenne, Rome, 20-21 mars 2007 : La position de la CES

[9L’Organisation de Coopération et de Développement Economique est née en 1949 pour gérer l’attribution des fonds du plan Marshall en Europe. Elle s’est transformée en club des pays riches, en incorporant notamment le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Elle fonctionne aujourd’hui comme un puissant groupe d’influence idéologique aux accents libéraux (tout par et pour le marché) très prononcés. Les pays membres de l’OCDE

[10The Lisbon Council, « Manifeste citoyen. Les représentants de la société civile en faveur des réformes invitent les dirigeants européens à renouveler l’économie », 25-26 mars 2004, p.2.. En fait de société civile, il s’agit essentiellement d’associations membres du réseau de Stockholm. Donc la droite extrême (pour ne pas dire autre chose). Le Manifeste citoyen

[11Ann Mettler, « Europe Needs a New Social Model for the 21st Century », European Affairs, hiver-printemps 2005. L’article dans European Affairs

[12Communiqué de presse, « High Level Group adopts 10-year-roadmap for a competitive EU car sector », Bruxelles, 12 décembre 2005 : Le communiqué avec la composition de CARS 21

[13Communiqué de presse, « La Commission crée un task force sur les TIC afin de maintenir la compétitivité de ce secteur », Bruxelles, 6 juin 2006 : Le communiqué sur la task force TIC

[14Commission européenne, « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIème siècle », livre vert, Bruxelles, 22 novembre 2006, p.11. Moderniser le droit du travail

[15Commission européenne, « Vers des principes communs de flexicurité », op. cit., p.6.

[16CES, op. cit.

[17DG est la direction générale. La Commission fonctionne à partir de directions générales sur des matières différentes comme le Marché intérieur, le Commerce, la Concurrence, la politique agricole ou l’Emploi et les Affaires sociales.

[18Benoît Cerexhe, « La direction de l’entreprise de VW Forest a annoncé aujourd’hui son intention de procéder à une réduction d’emplois de très grande ampleur au sein de l’usine », 22 novembre 2006 : Le site de Cerexhe

[19Chambre des Représentants de Belgique, Compte rendu analytique, Séance plénière, jeudi 23 novembre 2006, p.16. Compte rendu analytique de la Chambre

[20Chambre des Représentants de Belgique, op. cit., p.18.

[21Günter Verheugen, « La compétitivité – la réponse à la restructuration et la concurrence », Débat au parlement européen sur la restructuration de l’industrie de l’Union européenne, Bruxelles, 4 juillet 2006 : La déclaration de Verheugen

[22Günter Verheugen, op. cit.

[23Néanmoins, précisons que c’est un transfuge du parti libéral allemand.


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